En 1999, la France s'est dotée d'une loi ciblant certaines races canines, réparties en deux catégories de chiens désignés "dangereux" et soumis à une obligation de déclaration en mairie. Cette loi a été complétée et renforcée par celle du 20 Juin 2008 qui a instauré le "permis de détention de chien catégorisé".L'ensemble du dispositif législatif ainsi mis en place repose sur l'idée que tout ce qui ressemble à un pitbull ou à un rottweiler représente un danger pour l'homme et doit donc disparaître progressivement du paysage canin français.Exclusion faite du monde de la protection animale où le tollé a été général, ces lois ont été accueillies avec une indifférence, teintée, ci et là, de naïve satisfaction.L'opinion publique ne s'est donc pas particulièrement émue face à un arsenal juridique qui marque pourtant un net recul civilisationnel.
D'aucuns objecteront que l'opinion publique avait été favorablement "préparée" à l'adoption de dispositions drastiques, via la médiatisation très appuyée d'une série de faits divers qui avait braqué les projecteurs sur le rottweiler.D'autres avanceront que la loi est intervenue dans un contexte de profonde exaspération à l'endroit du chien en général, déjà catalogué "pollueur" de trottoirs et de jardins publics et que, de "pollueur" à "dangereux", la distance est courte et l'amalgame aisé.Autant de considérations pertinentes qui ne suffisent néanmoins pas à expliquer comment une loi qui nous ramène aux confins de l'obscurantisme et de la barbarie a pu voir le jour dans notre société moderne.
En effet, un pays dit "civilisé" a des notions d'éthologie. Il ne saurait donc ignorer que la dangerosité d'un chien n'est pas un état inné, une "qualité" naturelle, de type racial, mais la résultante d'une inter-action comportementale humain/animal. En d'autres termes, le comportement du chien est dicté par celui de l'homme et la dangerosité d'un chien, de quelque race soit-il, relève de la sphère relationnelle ; Fort de cette connaissance, un pays dit "civilisé" ne livre pas à l'animosité populaire quelque dizaine de races canines en les estampillant "dangereuses" car il sait qu'une telle initiative est non seulement parfaitement inutile mais en outre gravement mortifère pour ces animaux ;
Un pays dit "civilisé" ne sanctionne pas de mort un chien pour les infractions commises par son propriétaire.Un pays dit "civilisé" sait que, pour maintenir son équilibre mental, un chien a besoin de dépenser son énergie et que le jeu partagé avec ses congénères en constitue le moyen le plus efficace et souvent le plus prisé par l'animal. Il n'ignore pas non plus que la sociabilité d'un chien n'est pas un état de naissance mais un acquis à entretenir sa vie durant, à travers des échanges ludiques et des contacts diversifiés avec humains, congénères et autres animaux domestiques, le tout sans entrave évidemment. C'est pourquoi un pays dit "civilisé" n'attend pas d'un chien qu'il demeure parfaitement sociable et équilibré alors que, par ailleurs, il lui impose de ne sortir que muselé et en laisse, car l'humain ne saurait exiger d'un chien, de surcroît sous peine de mort, ce dont lui-même est incapable, à savoir l'impossible.Un pays dit "civilisé" ne prévoit pas de réquisitionner des chiens s'il ne dispose pas de la capacité d'accueil nécessaire et suffisante. Il ne prévoit pas non plus qu'ils pourront être confiés à des associations de protection animale ou "euthanasiés", quand il sait pertinemment que l'alternative est de pure forme, les structures desdites associations ne permettant même pas d'absorber l'entier flux des abandons.
Tout ceci, notre pays l'a fait, à la faveur de l'ignorance entretenue, de l'ethnocentrisme arrogant, de l'individualisme forcené, de l'inclination à la facilité et de l'addiction à la consommation, qui forment le creuset de la pensée démissionnaire.Au final, quel "bénéfice" notre société a-t-elle tiré de cette loi censée protéger la population des morsures de chiens ? Les propriétaires de chiens catégorisés qui se comportaient déjà en "maîtres responsables" se sont évidemment mis en règle, comme il était prévisible. Ceux qui agissaient en "maîtres irresponsables" avant la loi ont poursuivi dans la même voie en contrevenant aux dispositions légales ou en se débarrassant de leur animal, ce qui était également prévisible.Résultat tangible de l'opération : en masse, des réquisitions évidemment, mais aussi des abandons, de ces chiens étiquetés "dangereux" qui, au mieux, finissent dans des refuges surpeuplés où ils gagnent plus souvent un ticket pour la mort qu'un adoptant, ce qui, là encore, était prévisible, vu les contraintes et les obligations coûteuses mises à la charge d'un propriétaire de chien catégorisé.
Les quêteurs du chimérique "risque zéro", nouveau Graal des temps modernes, ne manqueront pas de s'insurger : pourquoi autant de vains bavardages ? la sécurité de nos enfants représente un impératif majeur qui justifie largement la condition faite aux chiens catégorisés. L'argument ne résiste pas à l'analyse, car la loi sur les chiens dangereux n'a nullement signé la fin des accidents et les chiens catégorisés sont loin d'occuper la tête de liste des chiens "mordeurs", ce qui était d'ailleurs déjà le cas avant l'entrée en vigueur de la loi.En fait, le dispositif légal porte en lui-même la cause de son échec car il est fondé sur un postulat de base éminemment critiquable, à savoir l'existence de races canines dangereuses par nature. A cet égard, pour mémoire, dans les années 1970-1980, le berger allemand et le doberman s'étaient forgés une solide réputation de chien "mordeur". A l'époque, ils étaient considérés "dangereux". Aujourd'hui, ils ne sont plus estimés "dangereux". Ainsi, la "dangerosité" va et vient, comme la mode.
A la lumière de cet édifiant précédent, au lieu de légiférer, n'eût-il pas été préférable de commencer par assener quelques vérités, certes fâcheuses à entendre, mais trop centrales pour être éludées : notamment, que l'homme moderne ne sait plus ce qu'est exactement un chien et ne connaît donc plus les comportements à tenir à son égard.A travers les dispositions prises, notre pays a préféré encourager à persévérer dans l'incurie et l'ignorance, des parents qui s'exonèrent de leur devoir d'éducateur et des propriétaires de chiens non catégorisés qui en font de même avec leurs animaux.De fait, qui n'a jamais vu un bambin de 2 ans se précipiter en criant et gesticulant pour tomber à bras raccourcis sur un chien muselé, le tout sous le regard amusé de ses parents qui, à la question "pourquoi laissez-vous votre enfant agir ainsi ?", répondent invariablement : "mais il ne risque rien, le chien est muselé." Comment faire comprendre à ces éducateurs ignorants que, sans l'enseignement nécessaire, leur enfant reproduira la prochaine fois le même comportement dangereux avec un chien non muselé ?Qui n'a jamais vu un chien hargneux avancer, poils hérissés et crocs dehors, sur un malheureux chien catégorisé (muselé et attaché, loi oblige) ? Et son maître d'assurer : "c'est rien, il n'est pas méchant, il veut juste jouer". (le cas échéant, évidemment, le chien catégorisé est ici censé se laisser mordre, car, certes, la loi ne le recommande pas expressément, mais comme elle dispose qu'il doit rester muselé en toutes circonstances ...)Alors qu'envisager pour la suite ? catégoriser toutes les races ? Peine perdue. Édenter tous les chiens, du plus petit au plus grand ? Ou bien, simplement et humblement, entreprendre de réapprendre ce qu'est un chien, ses comportements et ses besoins, dont découle la bonne manière de l'appréhender et de le gérer, heureux savoir qui se transmettait auparavant de génération en génération.L'humain s'est toujours enrichi au contact de l'animal. S'en éloigner revient à s'appauvrir et régresser. Tel est bien le sinistre constat qui s'impose au quotidien face à un chat teint en rose, bleu, ou vert pour être assorti à la tenue de sa propriétaire, face à un cheval détenu dans le parking d'un immeuble, ou face à une mère de famille qui, un enfant de 3 ans sur un bras, un chiot de 3 mois sur l'autre, interroge la caissière d'une animalerie : " mon fils hésitait entre un furet ou un chien, mais c'est pareil, non ?". Le spectacle permanent de la bêtise, de la médiocrité et de l'avilissement humain est-il encore supportable ?
Peut-on se permettre l'économie d'une remise en cause de la place dévolue, dans notre société, à l'animal domestique, réduit à l'état de gadget, vulgaire objet de consommation offert à la satisfaction immédiate d'un plaisir aussi fébrile que fugace ?Il est urgent que les consciences endormies se réveillent et que le sens critique émoussé s'aiguise. Il en va de la dignité de chacun et du choix des valeurs à promouvoir auprès des générations montantes.C'est pourquoi la loi sur les chiens dangereux n'est pas seulement une loi incohérente, inique et cruelle qui continue de générer la mort inutile de chiens par centaines.Elle constitue un défi à relever et l'enjeu sociétal est de taille car ce sont les notions fondamentales et indissociables de liberté, responsabilité et risque qui sont au cœur du débat.La facilité n'est pas un raccourci mais une impasse, comme en témoigne l'histoire de l'humanité.Et le véritable danger, pour l'homme, c'est la paresse de son esprit, si prompt à verser dans le "prêt-à-penser".