Le journal de voyage d'Angelo Gandolfi et Elisabeth van Iersel, naturalistes respectés et photographes animaliers, à travers le sud de la France, l'Espagne et le Portugal, à la découverte des grands prédateurs, de leur impact sur l'environnement, et des communautés humaines vivant dans les mêmes écosystèmes. Reportage dans le cadre du projet Farmers&Predators d'Almo Nature.
Le pastoralisme, une tradition désormais perdue
Autrefois le delta formé par le Guadalquivir et d'autres cours d'eau au sud de Séville constituait une aire privilégiée pour
l'hivernage de troupeaux de brebis et de chèvres en provenance des montagnes de l'Andalousie. Aujourd'hui, bien qu'étant un lieu de grands espaces, il n'offre plus de place au pastoralisme traditionnel. Tout est fractionné et délimité. Le Parc National – en réalité une inaccessible réserve intégrale – et le parc naturel adjacent (vers lequel est réorienté le tourisme naturaliste) sont protégés par
des
dizaines de kilomètres de clôtures.Cela convient bien aux files ininterrompues de voitures qui se dirigent vers les plages de Matalascanas, pour qui
tout ce qui n'est pas plage ou route d'accès est un espace vide.
Les excursions naturalistes admises dans le parc national, seulement en 4x4, à partir de la plage
À la limite septentrionale du parc se trouve El Rocìo, un village né autour d'une église dédiée à une de ces Vierges qu'il arrive encore à certains bergers d'apercevoir de temps en temps.Aujourd'hui, El Rocìo est à la fois lieu de dévotion et destination touristique à la mode, les habitants se multiplient par dix, l'atmosphère est de type western/andalou, et sur les routes non asphaltées – toutes de sable naturel – les autos, les cavaliers et les charrettes soulèvent des nuages de poussière. Ce n'est pas un environnement complètement étranger au parc, comme peut l'être Matalascanas, mais qui a grandi un peu trop (Notre Dame del Rocìo fait trois fois plus fort que celle de la Cabeza d'Andujar : un million de pèlerins durant la
romerìa de la Pentecôte).
Tout autre interstice est occupé par des serres et par une agriculture qui, de façon incompréhensible, aime elle aussi les clôtures. Difficile de comprendre qu'une vigne ou une oliveraie nécessitent des
clôtures barbelées hautes de plus de deux mètres.Dans cet environnement, « lire » le delta est comme
visiter un site archéologique, où de nombreuses aires sont fermées pour restauration ou parce que trop délicates. Ce qui reste à voir est à interpréter et visualiser dans sa lointaine et désormais irrécupérable intégrité.
Le lynx vit lui aussi ici comme un vestige archéologique ayant miraculeusement subsisté jusqu'à nous.
Cependant
le projet de réintroduction est ambitieux, parce qu'il vise à lui faire regagner son territoire historique, qui comprenait presque la totalité de l'Espagne,
jusqu'aux Pyrénées. Pour le moment les lynx élevés en divers centres sont relâchés dans des zones peu distantes des noyaux originels, les monts de Tolède, l'Estrémadure et le Portugal méridional.Un de ces lynx est désormais célèbre pour avoir accompli
une entreprise considérée comme impossible.
L'histoire de Litio, lynx héroïque
Il s'appelle Litio, un mâle né dans l'élevage de Doñana le 5 avril 2014.Il est lâché dans la nature du
Parc du Val do Guadiana, en Portugal méridional, le 14 octobre 2015.
Les bois du Portugal méridional où Litio a été réintroduit
Le lieu - plutôt urbanisé - ou a été retrouvé Litio
Le 5 mai 2016 il est retrouvé près de Doñana. Il est très maigre, a contracté la
leptospirose, mais il a réussi à franchir l'autoroute A49.Il se remet vite, est libéré dans l'été de la même année, mais peu après on en perd la trace car
le collier émetteur dont il est équipé cesse de fonctionner.On le tient alors
pour
disparu, jusqu'à ce que, le 29 mai 2018, des gardes forestiers du bas Llobregat, près de Barcelone, photographient un lynx.C'est Litio, qui au bout de presque deux ans de vagabondage, se trouve dans un verger de cerisiers
à une distance de 1199 kms de son site de lâcher. Évidemment la distance réellement parcourue doit être beaucoup plus grande, et doit avoir compris la traversée de grands cours d'eau, d'autoroutes, de zones agricoles. Cette fois il apparaît fort et détendu, mais comme
on ne trouve pas en Catalogne de femelles de l'espèce, on décide de le recapturer. Plusieurs pièges sont disposés, et pendant plusieurs jours le lynx est suivi, même par hélicoptère, pour ne pas le perdre de vue.Enfin
le 6 juin il entre dans la cage de trappage. À part quelques tiques et quelques puces il est en bonne santé, pèse 14 kg, ce qui est tout à fait convenable pour l'espèce.
Litio sur le point d'entrer dans le piège
Bien que le cas de Litio soit extraordinaire, il témoigne clairement de la capacité du lynx ibérique
à s'adapter aux conditions environnementales actuelles de l'Espagne et à s'étendre au-delà des enclos d'Andujar et de Doñana.Qu'un prédateur soit carrément
élevé à des fins de réintroduction, c'est quelque chose dont l'Espagne et l'UE devraient être fiers.Notons d'ailleurs qu'on n'entend pas de voix dissonantes.Il en serait tout autrement si quelqu'un proposait d'élever et de relâcher des lynx dans les Alpes italiennes du Trentin et du Haut-Adige, où les provinces ont récemment émis un décret illégal prévoyant l'abattage de loups et d'ours (ces derniers, d'origine slovène, réintroduits dans le cadre d'un coûteux programme financé par l'Italie et l'Union européenne).La réintroduction au Portugal confère également une
dimension internationale au projet. Le Portugal est plus densément peuplé que l'Espagne, mais avec une concentration sur la côte. Diverses zones proches de la frontière avec l'Espagne présentent les mêmes conditions environnementales, avec une agriculture très traditionnelle alternant avec des aires boisées de chênes verts et de chênes lièges. Surtout, ce sont des
zones riches en lapins, qui représentent 95 % du régime nécessaire au lynx ibérique.
Outre le lynx, le Portugal accueille une
belle population de loups. Ceux-ci se concentrent dans les parcs naturels au nord, à partir de la Serra de Estrela. Là nous commencerons notre voyage de retour, qui prévoit une nouvelle étape en Espagne, cette fois dans la Sierra de la Culebra, un nom devenu le symbole de la
possible cohabitation avec le loup.
Ce journal de voyage entre dans le projet plus large d'Almo Nature, Farmers&Predators, dont l'objectif et de favoriser et d'harmoniser la cohabitation entre les éleveurs et la faune sauvage.
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